« Il faut maintenir une pression fiscale assez supportable sur les entreprises pour ne pas les fragiliser»

Dr. Mohamed Dieye, expert fiscal agréé, Président de la section fiscale de l’Ordre National des Experts du Sénégal, dans l’entretien qu’il nous accordé, estime qu’il faut une pression assez supportable sur les entreprises pour ne pas les fragiliser. Le Président de EURAF C&F (une société de Conseil, d’assistance, de formation dans les domaines du Droit et de la Fiscalité), souligne que 215 experts sont inscrits au tableau de l’ONES dont 88 dans la Section Fiscalité. Selon lui, devenir expert fiscal est un parcours  méritant.

Pouvez-vous revenir sur votre parcours en tant qu’expert ?

Mon parcours en tant qu’expert fiscal, c’est en fait plus de 30 ans, disons même 35 ans après une maîtrise en droit.  J’ai commencé avec le cabinet Aziz Dieye, Coopers & LybrandDieye où j’ai eu à occuper le poste de Directeur du département juridique et fiscal pendant plus d’une dizaine d’années. Dans mon parcours et pendant que j’étais en cabinet, j’ai poursuivi mes études à l’Université de Dakar et à l’université de Lyon III jusqu’au doctorat d’Etat en fiscalité .  En plus de l’expertise fiscale, du conseil juridique et fiscal, j’ai eu à enseigner à l’Université notamment, dans le cadre du Master II de fiscalité, coorganisé par la Direction Générale des impôts et l’Université de Dakar.  J’ai eu également à enseigner la fiscalité directe comparée des pays de l’Uemoa au CESAG dans le cadre du diplôme d’expertise comptable. Mais depuis quelques années, je fais moins dans l’enseignement et je me consacre au cabinet que j’ai créé début 2020 et dont je suis le Président. Je voudrais aussi noter que j’ai été de 2015 à 2020, Secrétaire Général dans une grande compagnie d’assurances de la place.

Comme vous êtes le Président de la section fiscalité de l’ONES, présentez cette section ?

 Si je ne me trompe pas, on a 8 sections au sein de notre organisation. Et on a aujourd’hui au total 215 inscrits comme experts et 88 inscrits dans la section Fiscalité, presque la moitié. On peut considérer qu’en nombre, c’est la section la plus importante. Alors, le cursus pour être expert fiscal est très long. Avant, il fallait au minimum la maîtrise en droit ou même en économie; depuis la dernière réforme de nos textes, il y’a quelques années (Loi 2017-16 du 17 février 2017) , il est maintenant exigé  un diplôme universitaire de troisième cycle ( Master II en Fiscalité, DEA, ou un diplôme équivalent); ensuite, il faut deux années de pré-stage, une sorte d’imprégnation dans le métier et qui doit s’effectuer au sein d’un cabinet d’expert fiscal agréé. Après les deux ans de pré-stage, on doit faire 3 ans de stage, toujours dans un cabinet d’expertise fiscale agréé. Donc, il faut au moins 5 ans après le Master II et, à l’issu de ces 5 années, on doit présenter un mémoire devant un jury. Si ce mémoire est jugé valable par le jury, on devient expert fiscal. Vous voyez que le parcours est très long. L’expert fiscal comme son nom l’indique, c’est quelqu’un qui donne son avis sur des questions relevant de la matière fiscale mais qui accompagne les entreprises locales comme étrangères depuis leur projet et pendant toute leurs activités . Dès lors qu’il y a une idée de projet, il est important d’impliquer  un expert fiscal, notamment concernant les aspects tels que le choix de la forme juridique, l’incidence fiscale et aussi surtout par rapport l’investissement qui est envisagé, étudier les possibilités de  bénéficier  d’incitations fiscales, etc. Globalement, l’expert fiscal va conseiller sur comment optimiser son investissement, son activité. Vous voyez que le rôle de l’expert fiscal est extrêmement important même si, très souvent, certains semblent le néglige par ignorance.

La deuxième tax brunch est prévue le 22 juillet, quel est le sens de cet évènement. Est-ce que vous pouvez faire  le bilan de la première ?

Les taxe brunch, c’est une idée que nous avions eu depuis plusieurs années, mais qui n’a pu être mise en œuvre. On a maintenant l’opportunité avec la nouvelle présidence de l’ONES de la mettre en œuvre. Il s’agit de regrouper pendant une journée les experts fiscaux ainsi que d’autres acteurs de la fiscalité notamment, la direction générale des impôts et domaines, la douane, l’Apix,  etc. pour discuter sur des sujets d’actualité, partager et surtout donner notre avis d’expert sur tel ou tel autre sujet d’importance. Voilà un peu l’idée, ce qu’on a retenu, c’est d’en faire au moins, 3 à 4 pendant l’année. On est parti du constat que dans notre pays, on ne privilégie plus les discussions techniques, les discussions autres que politiques sur des sujets qui peuvent avoir de l’importance comme la Fiscalité. Nous, nous avons choisi de revenir au temps où l’on ne  restait pas un mois dans le pays sans un diner-débat, ou une conférence sur un sujet  d’actualité qui n’est pas forcément politique. C’est ce qui nous a poussé à organiser les tax brunch.

Pouvez-vous revenir sur le choix du thème ?

Après avoir tenu la première session à l’hôtel Azalaï sur un thème d’actualité portant sur la fiscalité et le numérique, le choix de la deuxième session, porte sur l’évaluation du dispositif d’incitation fiscale au sénégal. Pourquoi ce sujet ? On est parti de la réforme fiscale importante qui a eu lieu en 2012 avec des changements de fond dans notre dispositif fiscal et parmi ces principaux changements, il y a ce qu’on appelle le Droit fiscal commun incitatif. Ce concept est parti du constat par nos autorités, qu’il y avait beaucoup de textes parallèles, parfois divergents, portant sur des incitations fiscales. Et ça pouvait venir de n’importe où ; il y’avait une sorte de dispersion des textes et l’idée, c’était de regrouper tous le dispositif interne d’incitation fiscale et de le verser dans le droit commun, c’est-à-dire dans le code général des impôts. D’où l’idée du droit fiscal commun  incitatif avec la suppression de certains textes, de certains avantages, l’objectif étant de simplifier et de rationaliser. Ainsi, après autant d’années d’existence, disons douze ans,  on a jugé important d’évaluer ce nouveau dispositif : est-ce que les objectifs ont été atteints; est-ce que l’administration, l’autorité politique y trouve son compte; est-ce que le secteur privé y trouve son compte. Qu’est-ce que nous experts qui accompagnons tous les jours  les entreprises, nous en pensons ? Est-ce que techniquement, c’était une bonne chose et, qu’est- ce- que nous pouvons proposer aux nouvelles autorités pour aller dans le sens d’une meilleure prise en compte de leurs préoccupations. Voilà un peu l’idée de base qui sous-tend le choix du thème de la deuxième session des tax brunch.

L’Ordre des experts fête ces 60 ans, qu’est-ce ça représente pour vous ?

Alors, c’est extrêmement important. Vous savez notre ordre a été créé depuis 1962.  Le premier texte, je pense , date de 1962. A l’époque, il y avait la plupart des sections qui existent aujourd’hui à l’ONES mais en plus, il y avait la section Expertise comptable. Donc, les experts comptables étaient dans le même ordre que nous. C’est durant les années 2000, et dans la mouvance du cadre harmonisé de l’Uemoa, qu’ils ont quitté pour créer un ordre à part. Depuis lors, l’Ordre existe avec les sections qui sont là mais sans l’expertise  comptable. 60 ans, c’est quand même, je dirai, plus qu’un âge de maturité, on est presque dans le troisième âge. Aussi, c’est tout à fait normal qu’après 60 ans on fête cet anniversaire, qu’on se regroupe, qu’on réfléchisse sur notre organisation et qu’on voit quels sont les bons et les mauvais côtés de cette organisation pour essayer de les améliorer. Ainsi c’est très normal de fêter nos 60 ans. 60 ans, c’est encore une fois, très parlant en termes de maturité d’un homme, d’une institution.

Quels sont les défis à relever  ?

Les défis à relever, en tout cas, concernant la section fiscale, c’est surtout la communication pour que le public sache véritablement que nous existons, c’est valable pour notre section, c’est valable aussi pour les autres sections. C’est important de savoir qu’il y a des sachants bien formés du point de vue théorique, de par leur parcours universitaire, mais également du point de vue pratique, de par leur longue expérience, pour donner leur avis technique sur un sujet aussi complexe que la fiscalité. Les défis à relever, c’est surtout le fait que tous les acteurs reconnaissent l’Ordre,  qu’ils sachent qu’il  existe des sections comme la section fiscale, la section immobilière, la section maritime, etc. ainsi que les autres sections techniques et qu’ils ne se trompent pas de porte. Chaque fois que le besoin est là concernant une section de l’ONES, qu’ils sachent, qu’il y a une organisation qui existe et qui fonctionne selon des règles bien précises, selon des règles déontologique, sous la tutelle du Ministère chargé de la Justice. Encore une fois, le plus grand défi c’est la communication, la visibilité, pour que les acteurs économiques qui auront besoin d’expertise pussent frapper à la bonne porte. Nous sommes dans une mouvance qui est très intéressante avec une nouvelle présidence de l’ONES qui impulse un certain dynamisme et c’est tout heureux que nous ayons accepté d’aller dans cette mouvance et d’accompagner pour le rayonnement de notre profession, l’expertise et particulièrement, la fiscalité.

En tant qu’expert avec le nouveau gouvernement, quelle sont les perspectives. Qu’est-ce que vous pensez de ce nouveau gouvernement dans ce domaine précis ?

Je pense que l’un  des aspects le plus importants dans les préoccupations de nos nouvelles autorités,  c’est la fiscalité. En effet, qui parle de souveraineté économique, parle de ressources internes en et en priorité, ce sont les ressources fiscales. On a un nouveau régime qui a des ambitions économiques et sociales colossales et qui doit avoir les moyens de ses ambitions. Ces moyens , ce sont d’abord les  ressources pérennes internes et quand on parle de ressources pérennes internes, c’est la fiscalité, ce sont  les ressources fiscales internes. Ces ressources sont importantes mais, le constat c’est qu’elles  sont loin d’être suffisantes malgré les efforts qui sont faits depuis des années pour élargir l’assiette fiscale. On constate qu’il y a encore des niches qui ne sont pas exploitées. Et certainement, nos nouveaux dirigeants qui sont pour la plupart des sachants de la fiscalité, sont conscients que, sur ce volet-là, il y a énormément de choses à faire. D’où le rôle important de l’expert fiscal qui, en plus de son cursus théorique, vit la fiscalité au jour le jour et est en confrontation régulière avec les décideurs, avec les entreprises, etc. Cela est à prendre en considération. Ainsi le fiscaliste, l’expert fiscal peut beaucoup apporter, y compris en qui concerne  l’élargissement de l’assiette fiscale parce que nous savons, là où sont les niches, nous savons par quel moyen, avec quel instrument on peut améliorer notre assiette fiscale, améliorer les recettes fiscales sans alourdir le poids  fiscal sur les entreprises et les ménage et ça , il ne faut pas le perdre de vue. Il faut élargir l’assiette mais il faut maintenir une “pression fiscale” sur  les entreprises assez supportable pour ne pas  “tuer la poule aux œufs d’or”.